... mais ...

par cjvpourwissam

Aujourd’hui, jeudi 25 mai 2017, Assa Traoré était l’invitée de Léa Salamé dans la matinale de France Inter. À ma connaissance, c’est la première fois qu’on l’entend en direct à la radio depuis juillet 2016 où elle est devenue, par la force des événements, une tête de proue de la lutte contre les violences policières. L’entretien est court, 6,25 minutes, et comme lors de toutes ses prises de paroles, Assa Traoré va droit au but.

Elle scande, comme si dans sa voix s’entendaient toutes celles qui sont étouffées. Elle scande, elle ressemble à un personnage très ancien, qui réclame ses morts, qui tient dans sa parole le sang qui ne s’efface pas. Et elle répète avec son visage solide, « vérité et justice ». Elle scande parce que, semble-t-il, il faut répéter, qu’il y a quelque chose qui n’est pas entendu dans le cri que poussent les personnes racisées contre les violences policières – depuis le 17 octobre 1961 et avant encore.

D’ailleurs, depuis le 20 juillet 2016, Assa Traoré et les sien.ne.s répètent. Illes répètent pour que la mort d’Adama parle, qu’elle ne s’enfouisse pas dans le fait divers. Répètent les faits, actualisent le récit d’un combat qui n’est décidément pas terminé puisque l’enquête est toujours en cours et que deux frères Traoré sont actuellement incarcérés – dont Bagui, seul témoin direct de la mort d’Adama. Assa scande avec ce même visage ferme parce qu’il faut maintenir vive l’indignation et ne pas oublier que la justice a mis plusieurs autopsies à reconnaître qu’Adama n’était pas mort d’infection mais bien de son arrestation.

Il faut scander jusque sur le plateau de France Inter puisque Léa Salamé trouve le temps dans les 6,25 minutes d’entretien de poser cette question :

« Vous voulez avoir la vérité, vous parlez d’acharnement à l’égard de votre famille, des soupçons d’intimidation. Qu’est-ce que vous répondez à ceux qui vous rappellent les antécédents judiciaires de certains membres de votre famille ? Certains de vos frères qui étaient connus des services de police, Adama lui-même avait fait de la prison pour agression sur personne dépositaire de l’autorité publique. Vous avez l’impression qu’on détourne le sujet ou que ça fait quand même partie du contexte et qu’il faut dire les choses ? »

d’ajouter :

« Mais est-ce que vous acceptez que l’on parle aussi de votre famille, de vos frères qui sont poursuivis par ailleurs etc. »

Et encore :

« Mais vous comprenez qu’il y a aussi des violences à l’égard des policiers ? Insultes, violences, des policiers qui perdent la vie aussi. »

Dans Vie précaire [1], Judith Butler s’interroge sur ce que c’est, une vie digne d’être pleurée. Elle écrit : « La sphère publique est en partie constituée par ce qui peut apparaître, et la régulation de la sphère de l’apparition est un des moyens d’établir la distinction entre ce qui sera tenu pour réel et ce qui ne le sera pas. C’est là aussi un moyen de déterminer quelles vies et quelles morts peuvent être tenues pour des vies et des morts à part entière [2]. » Et encore : « si une vie ne peut être pleurée, elle n’est pas tout à fait une vie ; elle n’a pas valeur de vie et ne mérite pas qu’on la remarque [3]. » Vie précaire porte sur les réactions politiques aux États-Unis après le 11-septembre mais je crois que les questions que posent Judith Butler concernent aussi cette situation.

Ce que Léa Salamé demande, avec sa question qui prend un air responsable, c’est si la mort d’Adama Traoré est réellement un crime et si elle mérite d’être pleurée. Si sa mort donc sa vie sont réelles et méritent d’être remarquées, si elles font parties de ces vies que l’on peut, collectivement considérer.

Est-ce que la vie d’un mec de Beaumont-sur-Oise, dont on peut lire dans la plupart des journaux de droite qu’il n’était qu’un « délinquant multirécidiviste », mérite d’être pleurée ? Est-ce qu’on peut pleurer la vie de quelqu’un qui a un casier judiciaire et qui n’est, manifestement, pas irréprochable ? Est-ce que le fait qu’Adama n’était pas un saint signifie que sa vie ne compte pas et légitime l’action violente et impunie des gendarmes ? Quel humain sera donc assez irréprochable pour qu’on accepte de reconnaître que la police en France a le droit de tuer sans être poursuivie et sanctionnée ? Que les violences policières concernent en premier chef des personnes racisées [4]. Est-ce que cette mort peut-être non seulement tragique, mais inacceptable et révoltante ? Tellement révoltante que l’on se mobilise, collectivement, pour demander qu’elle ne soit pas enterrée dans la banalité mais qu’elle apparaisse pour ce qu’elle est : une violence systémique, qui s’exprime par des situations où l’on porte atteinte la dignité des personnes [5] et qui s’applique à une certaine catégorie de la population française, et qu’il faut refuser en bloc.

Dans la bouche de Léa Salamé, la question se pose. Dans les grands médias, sur la scène publique ou dans les diners de famille vient toujours ce « mais », « oui mais ». D’abord, ce « mais » empêche de pleurer simplement la mort d’Adama Traoré, de pleurer purement et simplement la mort d’Adama Traoré. Je me rappelle à la suite d’un échange un peu musclé sur facebook autour de la question des violences policières, m’être demandée : pourquoi c’est si compliqué de juste pleurer ces vies ? juste pleurer les vies perdues de jeunes hommes noirs ou arabes issus des quartiers populaires ? De considérer que c’est un drame national qu’ils perdent la vie et qu’ils la perdent dans de telles circonstances dans ces circonstances. Pourquoi y a-t-il toujours un « mais » qui traîne ?

Car un drame national, il y en a un. Il faut répéter, avec les Traoré, que les pompiers qui ont été appelés au secours ont trouvé Adama inanimé, allongé sur le sol la face contre terre et laissé dans son pantalon plein d’urine [6]. Que le témoignage du pompier stipule : « Quand j’arrive sur la victime, il y a du monde autour mais personne ne s’en occupe [7]. » Pourquoi c’est si compliqué de trouver ces situations intolérables – j’écris « ces situations », c’est que l’histoire d’Adama n’est pas définitivement pas un cas isolé. Et quand Judith Butler écrit « pleurer » ce n’est pas à un deuil personnel qu’elle fait référence mais bien à un deuil collectif.

J’avoue que dans cet échange musclé sur facebook, la question que je me posais était la suivante : pourquoi c’est si difficile pour les blancs de juste pleurer ces vies ? Car, dans le cas d’Adama Traoré, comme dans celui de Théo un peu plus tard, j’ai été frappée par la manière dont les grands médias tendaient le micro quasiment exclusivement à des personnes blanches pour parler des violences policières – alors que ces mêmes personnes ne les vivent pas ou peu.

Et puis ces « mais » empêchent de poser les bonnes questions. « mais » les Traoré qui ne sont pas irréprochables, « mais » les policiers qui subissent des violences. Ce type de question nous place dans un contexte où il y aurait des méchants et des gentils. Or, il n’y en a pas. Il n’y en a dans aucune scène éthique et c’est tant mieux. Cet impossible blanchiment de la situation n’excuse pas pour autant l’usage que les gendarmes ont fait de leur pouvoir, ni le peu de dignité avec laquelle Adama Traoré a été considéré.

C’est que la question est plus vicieuse et à nouveau, Judith Butler éclaire : « Quel est le rapport entre la violence qui a entraîné la perte de ces vies, jugées indignes d’être pleurées, et l’interdit qui frappe le deuil public dont elles devraient faire l’objet ? Cette violence et cet interdit sont-ils deux faces d’une même violence ? L’interdit jeté sur le discours a-t-il un rapport avec la déshumanisation des morts – et des vivants [8] ? » Quel est le rapport entre le fait qu’Adama Traoré ait été tué par des gendarmes et le fait qu’il semble impossible de lui rendre un deuil public unanime [9] ? Le rapport c’est l’État, c’est la violence légitime de l’État, c’est le rôle que l’État donne à la police. Plutôt que de se demander si les policiers sont ou non gentils, s’ils méritent la méfiance voire la haine qu’ils peuvent subir, on peut se demander : ce que c’est que l’institution policière, quel rapport à l’autorité engendre-t-elle chez les personnes qui y travaillent, à quoi sont formés les policiers, quel travail est attendu de la police dans les quartiers populaires, quelle est cette « paix sociale » qu’elle est chargée d’assurer, quelles sont les conditions de travail des policiers – d’autant plus en contexte d’État d’urgence. Tout ça, non pas pour plaindre ou excuser les policiers qui agissent de manière indigne mais pour ouvrir un espace critique et un front de lutte.

On pourrait, enfin, se poser la question de savoir pourquoi ce sont quasi systématiquement les personnes racisées qui font les frais des violences policières, quel rapport la France entretient avec son histoire coloniale, quel rapport l’État entretient avec les citoyen.ne.s français qui sont issu.e.s depuis plusieurs génération des anciennes colonies. On pourra se demander dans quelle mesure la France reconnaît la vie de ces personnes comme étant digne d’être vécue donc digne d’être pleurée.

Une dernière chose à propos des questions de Léa Salamé. Il est certain que si on posait frontalement à la journaliste la question de savoir si la vie d’Adama Traoré mérite d’être pleurée, elle nous répondrait que oui, que sa mort est un drame. Mais Judith Butler éclaire encore ce qui, dans les questions de Léa Salamé, remet en cause la possibilité pour la vie d’Adama Traoré d’être pleurée : « La déshumanisation intervient en fait aux limites de la vie discursive, limites que tracent l’interdit et la forclusion. Ce qui opère ici est moins un discours déshumanisant qu’un refus du discours qui a pour résultat la déshumanisation [10]. » Le discours de Léa Salamé n’est pas frontalement déshumanisant, elle reconnaît durant l’entretien la validité du combat d’Assa Traoré. Mais il le devient au moment où elle pose les affaires judiciaires de la famille Traoré et les violences que subissent les policiers comme une limite qui empêche de considérer la vie d’Adama Traoré comme digne d’être pleurée. Je dis Léa Salamé-Léa Salamé, mais dans le fond ce n’est pas non plus Léa Salamé la question, la question est collective, le « mais » qu’on entend dans sa bouche on l’entend dans beaucoup d’autres lieux et dans le silence de ces morts qui ne font pas réagir.

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