À l’origine de cette notion de « signaux faibles », on trouve une théorie à l’efficacité contestée issue des doctrines sécuritaires américaines, rappelle Jérôme Hourdeaux dans Mediapart. « Elle déborde désormais du monde de la lutte contre le terrorisme pour s’insinuer dans l’espace public. » Au départ, c’est du domaine de l’intelligence économique que cette théorie est issue, pour repérer « toutes les bribes d’information, les événements anodins, les petites anomalies qui passent inaperçus mais qui sont en réalité annonciateurs de bouleversements majeurs. Une entreprise capable de repérer ces signaux faibles pourrait anticiper ces changements et prendre ainsi un avantage décisif sur ses concurrents. » Puis son application s’est étendue à la lutte contre la criminalité, avec « des programmes policiers visant non plus à appréhender des délinquants mais à prévoir les crimes et, si possible, arrêter leurs auteurs avant qu’ils ne passent à l’acte ». La doctrine de la broken window, la « fenêtre brisée » s’en inspire, qui « repose sur la répression de toutes les petites incivilités, vues comme les signes avant-coureurs d’une délinquance plus grave ».
Sur le terrain, la théorie de la broken window se traduit par une politique de « tolérance zéro » et l’usage massif de la tactique du « stop and frisk », « contrôle et fouille », consistant à pratiquer des contrôles massifs dans certaines zones ou sur certaines populations.
Si elle a bien fait baisser les chiffres de la délinquance, à New York notamment, elle s’est d’abord illustrée par « une répression féroce dans certains quartiers, marquée par plusieurs bavures et une discrimination raciale dénoncées par les associations de défense des droits civiques ». Importée en France sous le mandat de Nicolas Sarkozy, la politique de tolérance zéro va multiplier les textes visant à sanctionner les petits délits, comme par exemple l’occupation des halls d’immeuble par les jeunes. À l’ère d’internet, les services de renseignement disposent de bases de données permettant de faire travailler les logiciels sur un plus grand nombre de critères. C’est ainsi qu’en 2007, le bureau californien du FBI a mis en place un dispositif de surveillance visant à repérer les consommateurs de fallafels dans l’espoir d’identifier des espions iraniens. Et ces derniers jours, on a pu assister à des débats surréalistes sur le caractère « signifiant » de certaines barbes… On voit bien la dérive sécuritaire que tout cela entraîne. Et si l’efficacité de ces outils de surveillance reste à démontrer quant à la prévention du terrorisme, leurs effets sur les discriminations sont manifestes.
Libertés publiques
« Nous sortons progressivement de notre philosophie des droits », affirme François Sureau dans un dialogue avec Bernard Cazeneuve, ex-ministre de l’Intérieur de 2014 à 2016, un débat organisé par L’Obs. L’avocat rappelle ces propos de Roger Frey, ancien ministre de l’intérieur du général De Gaulle : « Il n’y a pas de mois où l’on ne propose à un ministre de l’Intérieur un texte limitant la liberté au motif qu’il faciliterait l’action de la police. » Selon lui, la réduction des libertés n’entraîne « aucun bénéfice en ce qui concerne la sûreté ». Dans le dernier opuscule de la collection Tracts, chez Gallimard, publié sous le titre Sans la liberté, il déplore que « l’administration, qui sur ces sujets gouverne en France par parlement interposé, se propose moins de régler un problème que de faciliter le travail des agents publics chargés de le régler, ce qui est très différent ».
« Sureau ne dénie pas à l’État la fixation des règles – observe Philippe Petit dans Marianne. Mais il ne lui pardonne pas de trahir sa Constitution. C'est ainsi qu'en 2017 il a plaidé avec succès devant le Conseil constitutionnel afin de contrer les lois relatives au terrorisme et à l'état d'urgence ; c'est ainsi qu'il vitupère cet automne la loi dite anticasseurs d'avril 2019 et s'alarme de « l'effarante loi Avia », laquelle réprime les discours de haine sur Internet. » Et il dénonce dans son livre « cette manie fâcheuse de légiférer à chaque incident, qui ne date pas d’hier et paraît avoir installé l’hémicycle au milieu du café du commerce ». Selon lui, ces évolutions dénotent une « perte de confiance dans les capacités du citoyen libre », qui est pourtant « le paradigme de nos institutions démocratiques ».
Les modifications incessantes du Code pénal, le recul de l’autorité judiciaire, la confusion des notions de police administrative et judiciaire, les policiers armés en guerre dans les rues, le recours au tiers censeur, participent du même mouvement qui transforme peu à peu le citoyen en sujet.
Or la légitimité du système démocratique vient de ce que le citoyen puisse « conserver en toutes circonstances sa souveraineté intellectuelle et morale ». La peur de l’émeute pour les gouvernants, celle de la délinquance pour le public entraîne trop souvent à consentir à des « dispositifs qui affectent, tôt ou tard, l’exercice de la liberté politique elle-même ». Et sans la liberté, conclut François Sureau, il n’y a pas de société politique.
Par Jacques Munier