TRIBUNE : Amal Bentounsi «Permis de tuer : chronique de l’impunité policière, de Ferguson à Paris»
"Ce n’est pas parce que c’est pire ailleurs qu’une situation inacceptable serait acceptable. En France comme aux Etats-Unis, les étendards de la morale et de la liberté doivent être fièrement portés lorsque la police assassine.
Certains diront que l’on a affaire à des accidents, qui ne sont que regrettables .
Certains diront que les personnes l’ont bien cherché.
Certains se diront même qu’il ne s’agit là pas d’une grande perte.
Il suffit d’écouter les réactions des syndicats policiers pour continuer les justifications indécentes, qui n’ont rien de logiques. L’occasion ne manque pas. Malgré des mensonges répétés les médias leur donnent régulièrement la parole, tout en nous la confisquant.
Comment expliquer que dans de nombreux pays, il n’y ait pas de morts suites à des arrestations policières ?
Comment ne pas voir le long processus qui s’est sournoisement infiltré et dont on peut comparer l’acte mortel au dernier mouvement de pièce qui met le roi mat ?
Est-ce d’ailleurs à la police de se faire justice ?
Est-ce une sanction juste ?
Existe-t-il des vies inutiles ?
En France comme aux États-Unis, des hommes se font assassiner pour ce qu’ils sont, et ce qu’ils font n’est qu’un prétexte. Il y a là une prédisposition institutionnelle au meurtre qui n’est que la partie visible de l’iceberg.
Lorsque l’on voit Obama, malgré la puissance des lobbies, reconnaître qu’il existe un racisme ancré, structurel alors que Monsieur Valls nous répète que les policiers sont républicains et qu’il n’existe pas de « deux poids deux mesures », comment en tant que Français ne pas s’offusquer ?
Lorsque l’on voit que les médias parlent ouvertement d’un permis de tuer, d’une police raciste aux Etats-Unis et pratiquent la langue de bois ou l’auto-censure lorsque la police assassine en France, comment le comprendre ?
Lorsque l’on voit que la France, championne du monde des délais judiciaires explosés, oriente les enquêtes menées par des collègues policiers via des experts corrompus, via des pressions sur magistrats, pour mieux nettoyer les preuves et dédouaner des assassins, comment l’accepter en tant que citoyen ?
Si en France comme aux Etats-Unis la police assassine et la justice acquitte, la France par ses médias et ses politiques se distingue par son hypocrisie, par un mépris institutionnalisé et médiatique d’une partie de son peuple, mais surtout par son manque de courage et d’amour."
Contre les violences policières, la mobilisation s'organise
Plaque commémorative de la mort de Malik Oussekine, rue Monsieur-le-Prince, à Paris
En France, diverses associations et collectifs entendent s'appuyer sur les événements de Ferguson (États-Unis) et sur la mort du militant écologiste Rémi Fraisse, alors que l'on commémore celle de Malik Oussekine, pour imposer la question des violences policières dans le débat public. Avec l'objectif de faire converger diverses luttes, et d'être davantage écoutés par les acteurs politiques.
À leurs yeux, la « malheureuse plaque » en hommage à Malik Oussekine, « par terre, même pas sur un mur »et « qui ne mentionne même pas la police », est le symbole d'une lutte à continuer. Celle d'une conscientisation de la société française face aux violences policières. À l'occasion des 28 ans de la mort de cet étudiant, frappé à mort par les voltigeurs en marge des manifestations contre la loi Devaquet, plusieurs représentants de collectifs venus d'horizons divers ont décidé d'unir leurs paroles et de faire converger leurs mobilisations.
Ce vendredi, dans un appartement face à la gare du Nord, à Paris, ces militants ont dit leur détermination à porter leur combat pour la reconnaissance de « morts policières » et l'apaisement des relations entre forces de l'ordre et citoyens. Pour ce faire, toutes les occasions sont bonnes, de Malik Oussekine aux événements de Ferguson, outre-Atlantique, en passant par la mort de Rémi Fraisse à Sivens. Cette dernière a, selon Sihame Assbague (porte-parole du collectif « Stop contrôle au faciès »), « permis de vraies convergences entre des associations écolos et libertaires, des collectifs antiracistes et de défense des minorités ». Elle cite également une tribune (publiée ce vendredi par Mediapart) réunissant tous ces acteurs et des universitaires, ainsi qu'un autre texte commun (lire ici sur SaphirNews), signé par la sœur de Rémi Fraisse, Amal Bentounsi et Farid El-Yamni (parents de jeunes de quartier tués lors d'interpellations,lire ici) et Raymond Gurême, octogénaire ayant porté plainte pour violence policière (lire ici et ici). Selon Assbague, « le drame de Ferguson, et l'ample couverture médiatique qui en a été faite en France, nous fait espérer qu'il puisse en être de même à propos de ce qui se passe ici. Depuis Ferguson, il y a eu onze morts en France liés à des contrôles policiers, des courses-poursuites, des tirs de taser ».
Ce samedi, place du Trocadero à Paris, ils étaient plusieurs centaines à s'être rassemblés, pour entonner les slogans américains inspirés de deux récentes morts policières : « Hands up ! Don't shoot ! » (« Mains en l'air ! Ne tirez pas »), ou « I can't breathe ! » (« Je ne peux pas respirer »). Une occasion aussi de sensibiliser sur la situation hexagonale. « On cherche à faire le lien entre des systèmes judiciaires et des méthodes policières différents mais similaires, explique Youssouf du collectif « Ferguson in Paris ». Afin d'expliquer que des Mike Brown, il y en a plein chez nous. »Et de citer l'impressionnant travail du site Bastamag, qui recense « 50 ans de morts par la police » depuis les manifestations contre la guerre d'Algérie (voir leur enquête ici etleur frise là), pour étayer leurs dires.
Politiquement, le lobbying entamé par ces militants pour l'égalité des droits n'est guère couronné de succès.« On s'est tous réjouis quand la gauche est arrivée au pouvoir, car on pensait que ça allait changer, explique Sihame Assbague. La lutte contre le contrôle au faciès était même une des soixante propositions de Hollande. »
Elle raconte avoir rencontré « des ministres, des parlementaires », avoir assisté à« quatre propositions de loi différentes sur le récépissé de contrôle d'identité, d'Esther Benbassa à Jean-Christophe Lagarde et Marie-George Buffet », mais s'interroge aujourd'hui sur « l'indifférence et les absences de réponse » actuelles. Et soupire : « On sait qu'aujourd'hui, c'est Valls qui bloque. »
Comme ses camarades, elle ne comprend pas la sortie de Christiane Taubira (lire ici) sur la police qui assassine aux États-Unis : « Elle est au courant que la situation est similaire en France, il serait bon qu'elle s'exprime aussi sur la situation ici. » De fait, les bonnes relations que peuvent entretenir ces collectifs avec la ministre de la justice ne se sont pas traduites en actes.
À ses côtés, Amal Bentounsi, sœur d'Amine mort d'une balle dans le dos le 21 avril 2012, lors d'une arrestation qui a mal tourné. Elle s'exprime au nom de « tous ces collectifs de familles et d'amis de victimes de mort policière ». D'une voix toujours posée, elle dit vouloir que « les affaires puissent avancer, sans pression sur les magistrats, sans dissimulation de preuves ni expertises médicales mensongères ». Elle aimerait qu'il y ait « plus que 5 % de condamnations ferme » pour les forces de l'ordre coupables de bavure mortelle, plutôt que « des suspensions et des mutations, qui sont parfois même des promotions ». Elle conclut : « Avec la mort de Rémi Fraisse, un militant blanc et écologiste, les politiques et les médias ont dénoncé un mensonge d'État. Mais on rencontre les mêmes mensonges dans nos histoires… »
À l'autre bout de la table, Yann opine. Lui se dit « autonome », mobilisé dans les réseaux anarchistes et dans les ZAD (zones à défendre). « Il est temps de mettre en commun nos problématiques respectives par rapport à la justice et l'impunité policière », explique celui qui dit s'être jusque-là surtout mobilisé contre l'emploi du flashball. Selon lui, « on est confronté toujours aux mêmes attitudes : d'abord, on essaie de salir la victime, puis on dédouane la police, enfin on fait traîner la procédure judiciaire. C'est toujours le même schéma à l'œuvre, dans les manifs écolos comme dans les quartiers populaires ». Selon lui, « il y a une volonté en France de ne jamais ternir la réputation du maintien de l'ordre à la française, car c'est un savoir-faire qu'on exporte à l'étranger ».
Convergences face à l'impasse
Autour de la table, Sihame, Youssouf, Amal et Yann ne veulent pas être uniquement dans la dénonciation, mais documentent leurs critiques et leurs espoirs de façon étayée. Tous jugent insignes les réformes récentes en matière de police qui ont été prises par le ministre de l'intérieur Bernard Cazeneuve et son prédécesseur devenu premier ministre, Manuel Valls. Le retour du matricule ? « C'est un simple scratch, la plupart des policiers ne le portent pas », dit l'une. « Quand on le demande lors d'un contrôle, ils rigolent », renchérit l'autre. La possibilité de saisir l'IGPN directement par internet ? « Avant de remplir sa plainte, il faut lire un préalable menaçant sur le faux témoignage », soupire Sihame Assbague. « Quand j'ai été passé à tabac pour avoir filmé la police lors d'une manif, l'IGPN s'est dessaisie au bout de quelques jours, raconte Yann. Je n'avais eu que deux jours d'ITT (interruption temporaire de travail). »
Quant aux mini-caméras qui vont équiper bientôt l'ensemble des forces de l'ordre, ainsi que l'a annoncé Bernard Cazeneuve après le drame de Sivens, elles ne recueillent pas plus d'assentiment. « C'est un dispositif bien plus cher et compliqué à mettre en œuvre que le récépissé, s'étrangle Assbague. Et l'usage de ces caméras sera laissé à l'appréciation des policiers, qui pourront les allumer et les éteindre quand ils le voudront. »« Ce qui pourrait être un moindre mal, positive Youssouf, ce serait d'annuler les procédures pour outrage à force de l'ordre, un classique policier pour obtenir ses objectifs, si jamais la caméra n'est pas déclenchée depuis le début de l'interpellation… »
Youssouf a la quarantaine, et aimerait voir s'apaiser les relations entre la police et les citoyens. « On discute avec les policiers sur le terrain. Notre mobilisation n'est pas contre la police, mais pour que ça se passe mieux, dit-il. Pour que les relations soient meilleures. Il y a eu une époque, celle des îlotiers, où on jouait au foot ensemble, au même club de boxe… » Il tient à signaler que les suicides dans la police révèlent aussi un malaise qu'il faudrait pouvoir accompagner. Mais aujourd'hui, lui aussi, comme les autres, constate une impunité qui ne peut pas être discutée.
« La simple parole du policier suffit, on part du principe qu'il est de bonne foi, explique Yann. Au détriment même de preuves vidéo. » S'ils n'ont rien contre les forces de l'ordre, tous aimeraient les voir désacralisées.« Une fois que tu as enlevé l'uniforme, les policiers en tant qu'individus ne valent pas mieux que ceux qu'ils contrôlent, lâche Youssouf. On voit s'accumuler dans la presse les affaires de drogues, corruption, viols au sein même de l'institution. » Amal Bentounsi se fait« volontairement provocante » : « Franchement, pour quelqu'un de raciste et violent, s'engager dans la police, c'est la bonne planque, on te reconnaît toujours la légitime défense… »
Quels peuvent être aujourd'hui les espoirs de ces collectifs ? Comment la mobilisation peut-elle prendre, comme elle a pris aux États-Unis ? Les militants n'ont pas de réponse nette. Ils évoquent le rôle « décisif »des médias : « Qu'ils couvrent la situation française comme ils ont très bien couvert la situation américaine. »Mais ils font surtout confiance à eux-mêmes. « On va continuer à parler avec les élus locaux, dit Sihame Assbague. Il y a de vraies inquiétudes chez eux sur ces questions de relations police/citoyens,on nous appellede plus en plus pour qu'on vienne mener des actions de sensibilisation sur le terrain. » Ils évoquent aussi la montée en puissance de leur« pôle juridique », qui peut être joint via une application internet, un répondeur téléphonique et un système de messagerie SMS, ainsi que leur lien permanent avec le défenseur des droits ou la diffusion de leur « guide d'action face aux contrôles abusifs » (lire ici).
Pour eux, le fait, déjà, de « créer des passerelles et des convergences » est en soi un premier succès. « Ça prend du temps, on n'a pas les mêmes cultures militantes, on ne croit pas tous de la même manière en la justice, en la possibilité que les choses bougent dans la police », dit Assbague. « La violence policière crée de l'unité et de la prise de conscience, abonde Yann. C'est en train de bouger, on apprend à se connaître, on devient amis… Il n'y a déjà plus les dichotomies d'antan entre militants des quartiers populaires et militants politiques. »
À l'heure actuelle, assure Sihame Assbague, plusieurs représentants politiques nouent des contacts, à la gauche du PS ou chez les “frondeurs”. La porte-parole de « Stop le contrôle au faciès » sait que « bientôt il va y avoir de nouvelles échéances électorales, alors les politiques vont revenir voir les quartiers populaires ». Elle se satisfait aussi des « convergencesinternationales » qui sont en cours. Comme ces étudiants américains avec qui ils ont manifesté place du Trocadéro. « Ce n'est pas qu'avec les Américains, on a été contacté par des collectifs allemands, belges, suédois… », dit-elle.
Après l’agitation médiatique et politique sur l’impunité policière outre-Atlantique, des élus, des universitaires et des acteurs associatifs rappellent qu'on « recense en moyenne un mort par mois des suites d’un contrôle d’identité ou d’une interpellation policière » en France.« Aujourd’hui plus qu’hier, nous nous demandons si ceux qui ont partagé notre colère et notre détermination deviennent sourds, muets et immobiles lorsqu’ils atteignent les plus hauts sommets du pouvoir. »
L’impunité policière aux Etats-Unis a ému. Elle a ému la France entière, ses représentants politiques, ses médias. Tous ont dénoncé des « crimes racistes » scandaleux, à l’image de la fracture raciale du pays ; tous ont condamné cette « justice à deux vitesses », signe d’un pays qui va mal et dont la société est la triste et passive héritière de l’ère esclavagiste, puis ségrégationniste.
Nous aurions aimé nous prévaloir de la couverture médiatique pour une fois explicite sur le sujet, pouvoir être fiers de nos représentants de tant s’indigner. De tant avoir à dire. Nous aurions aimé pouvoir nous indigner avec eux, et faire corps face à une injustice si flagrante, si violente, si destructrice.
Seulement voilà, l’agitation médiatique et politique sur l’impunité policière outre-Atlantique n’a d’égal que le silence entourant l’impunité policière en France. On l’oublierait presque ces temps-ci, tant la mort d’un jeune botaniste blanc et engagé a créé des remous, mais il est rare, très rare, que les décès liés à des interventions policières génèrent de l’intérêt médiatique, politique et/ou judiciaire. Ce sont des morts silencieuses, des morts muselées sous peine de donner à voir les penchants racistes de nos institutions pour lesquelles le non-blanc est toujours présumé coupable... parfois même de sa propre mort.
Rien d’étonnant donc à ce que nos concitoyens ignorent que, depuis des décennies, on recense en moyenne un mort par mois des suites d’un contrôle d’identité ou d’une interpellation policière. Année particulièrement meurtrière, depuis le mois d’août 2014, ils sont déjà 9 à avoir péri sous les coups de poings, de balles ou de Taser des forces de l’ordre.
Et cette réalité-là fait mal.
Elle fait mal aux victimes de violences policières et à leurs familles, à toutes celles et ceux qui ont perdu des proches et qui entendent le ministre de l’Intérieur rabâcher que les policiers et les gendarmes sont « de grands républicains », qu’ils sont exemplaires.
Elle fait mal aux membres de la société civile, acteurs associatifs et chercheurs, qui ont espéré le changement promis et qui ont voulu, en célébrant notamment l’arrivée d’une grande militante au ministère de la Justice, croire qu’il y aurait, au moins sur ces questions, un travail de fond, une avancée.
Elle fait mal aux Français qui se demandent si leur vie, à eux, vaut une vie américaine.
A la veille de l’anniversaire de la mort de Malik Oussékine, tabassé par des policiers alors qu’il rentrait d’un club de jazz le 6 décembre 1986, le constat est amer. Aujourd’hui comme hier, en France comme aux Etats-Unis, la police tue, en toute impunité, des noirs, des Arabes, des Rroms, des jeunes et moins jeunes, militants comme simple passants, habitants de quartiers populaires, dans l’hexagone comme dans les DOM-TOM. Aujourd’hui comme hier, ici comme là-bas, nous sommes en colère, nous sommes en deuil.
Mais aujourd’hui plus qu’hier, nous nous demandons si ceux qui ont partagé nos larmes et notre douleur, notre colère et notre détermination, deviennent sourds, muets et immobiles lorsqu’ils atteignent les plus hauts sommets du pouvoir ; si ceux qui appelaient au combat pour empêcher la France de ruser avec ses valeurs se mettent eux-mêmes à ruser ; si ceux dont le courage politique ne recule face à aucune résistance considèrent que nos morts, nos blessés et nos mutilés ne méritent pas même l’esquisse d’un combat... Qui espèrent-ils trouver, demain, lorsqu’ils appelleront à s’unir pour combattre un ennemi commun ?
Nous avons soumis nos réflexions et notre expertise, produit de nos recherches comme de nos expériences de terrain. Nous avons fait maintes propositions de rencontres, de réajustements, de réformes. Nous avons laissé passer du temps, beaucoup de temps. Et nous vous avons vu abandonner promesse après promesse, résolution après résolution.
L’heure du bilan arrivé, il faudra que chacun assume la responsabilité de ses choix et de ses renoncements ; que chacun assume la responsabilité de cette indifférence qui nous a heurtés et qu’aucun d’entre nous ne saurait oublier.
SIGNATAIRES
Sihame Assbague, consultante, collectif Stop le contrôle au faciès Amal Bentounsi, co-auteure de Permis de tuer (Editions Syllepse, 2014), fondatrice du collectif Urgence notre police assassine Youssef Bouzidi, collectifs Aclefeu & Stop le contrôle au faciès Medy Bigaderne, adjoint au maire de Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis) Sarah Carmona, historienne, chercheur, association Regards de Femmes Tsiganes Rachid Chatri, La Balle au Centre & collectif Stop le contrôle au faciès Pierre Chopinaud et Saimir Mile, association La Voix des Rroms Kamel Djellal, Collectif Citoyens & Stop le contrôle au faciès Rokhaya Diallo, journaliste, activiste François Durpaire, historien, écrivain Farid El Yamni, co-auteur de Permis de tuer, collectifVérité et Justice pour Wissam Éric Fassin, enseignant-chercheur, sociologue Nacira Guénif, professeure, Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis Abdellali Hajjat, sociologue, Université Paris Ouest Nanterre Amadou Ka, Les Indivisibles & collectif Stop le contrôle au faciès Nadir Kahia, Banlieue + & collectif Stop le contrôle au faciès Hanane Karimi, sociologue spécialisée en éthique Thomas Kirszbaum, chercheur associé à l’ISP/ENS Cachan Nassim Lachelache, adjoint au maire de Fontenay-sous-Bois (Val-de-Marne) Franco Lollia, collectifs Brigade anti-négrophobie & Stop le contrôle au faciès Ahcen Meharga, conseiller municipal de Gennevilliers (Hauts-de-Seine) Pap Ndiaye, historien, spécialiste de l’Amérique du Nord et de la condition noire Elsa Ray, Collectif contre l’islamophobie en France & Stop le contrôle au faciès Maboula Soumahoro, civilisationniste, maître de conférence Sihem Souid, auteure de Omerta dans la Police (Ed. Le Cherche Midi, 2010) Pierre Tévanian, professeur de philosophie, collectifLes mots sont importants Louis-Georges Tin, porte-parole du Conseil représentatif des associations noires (Cran) Sylvie Tissot, sociologue, collectif Les mots sont importants Françoise Vergès, politologue, chercheur Youssouf, collectifs Ferguson in Paris & Stop le contrôle au faciès
De Ferguson à Paris : Christiane Taubira, une indignation à géographie variable
Rédigé par Chloé Fraisse, Amal Bentounsi, Farid El Yamni, Raymond Gurême | Vendredi 28 Novembre 2014
La ministre de la Justice, Christiane Taubira, a fait une sortie remarquée sur les réseaux sociaux, mardi 25 novembre, pour fustiger la décision, aux Etats-Unis, du grand jury populaire de ne pas poursuivre le policier blanc qui a tué Michael Brown, 18 ans, à Ferguson. Cette décision, qui a provoqué de nouvelles émeutes dans cette ville du Missouri, intervient après la mort d'un adolescent noir Tamir Rice, 12 ans, qui jouait avec un pistolet factice, dans un square de Cleveland. Cette indignation de la Garde des Sceaux, des proches de victimes de violences policières la partagent, dont Chloé Fraisse, la sœur de Rémi Fraisse, mais elle leur fait mal et s'en expliquent dans cette lettre ouverte publiée sur Saphirnews.
Lorsque nous avons appris la nouvelle de la mort d'un enfant de 12 ans, tué par la police américaine, comme vous, nous avons eu mal. Lorsque nous avons su que le policier qui a tué l'adolescent Mike Brown cet été ne serait même pas jugé, comme vous nous avons été abattus. Votre indignation, nous la partageons. Mais venant de vous, aujourd'hui, elle nous a surtout fait mal.
Mal, parce que vous savez, pour avoir pleuré avec nous, que nombreuses sont les familles de victimes de crimes policiers qui subissent des injustices et se battent chaque jour contre l'impunité policière en France.
Mal, parce que lorsque vous avez été nommée Garde des Sceaux grâce aux votes de ceux qui clamaient simplement la Justice, nous avons eu l'espoir de voir la fin d'un système qui offre un Permis de Tuer à ceux dont la mission est, en théorie, de nous protéger.
Mal, parce que depuis que vous êtes Garde des Sceaux, vous vous êtes battue contre vents et marées pour des réformes qui vous tenaient à cœur, mais ceux à qui vous disiez de garder espoir et de se battre n'ont vu que plus de morts et d'injustices.
Mal, parce que si vous, Christiane Taubira, en êtes à déplorer les morts américains en fermant les yeux lorsque ceux qui tombent sont vos concitoyens, alors en qui pouvons-nous croire, pour prendre ses responsabilités face à la mensualisation de la mort par la police en France ?
Oui, l'impunité policière tue les Noirs, jeunes et moins jeunes, sur le territoire américain. Mais elle tue aussi les Noirs, les Arabes, les Rroms, les jeunes de quartiers, et récemment un simple manifestant écologiste, sur le territoire français. Aucune personnalité politique n'a eu le courage de le dénoncer. Or, rien ne justifie ces morts. Rien ne justifie le silence et l'inaction politique face à ces morts.
Lors des dix ans de la première loi Taubira, vous mettiez votre auditoire : « La République française a construit sa réputation sur des valeurs. Mais elle ruse avec ses valeurs. Il faut se battre pour l'empêcher de ruser ! »
Madame la Ministre, nous nous battons, toujours et encore, contre les ruses de la République. Aujourd'hui, vous êtes au pouvoir, mais la ruse n'a pas cessé. Que devons-nous, désormais, penser ?
**** Chloé Fraisse est la sœur de Rémi Fraisse, mort le 26 octobre 2014, suite au lancer d’une grenade offensive par un gendarme. Amal Bentounsi, sœur de Amine Bentounsi mort d'une balle dans le dos le 21 avril 2012, et Farid El Yamni, frère de Wissam El Yamni, mort le 1er janvier 2012 de suite de violences portées par 25 policiers, sont co-auteurs de Permis de tuer (éd. Syllepse, 2014). Raymond Gurême, 89 ans, rescapé des camps de la mort, a porté plainte pour violences policières survenus à son domicile en septembre 2014.
Quand j'étais au lycée, notre professeur de français nous avait fait faire un exercice à la fois très simple et très intéressant, pour apprendre à la classe ce qu'étaient les privilèges sociaux et nous sensibiliser aux inégalités sociales. Tout d'abord, il a donné à chaque élève une feuille de papier. Puis, il nous a demandé de la froisser et d'en faire une boule...Ensuite, il a pris la corbeille à papier, puis il l'a placée contre le mur, au centre de la pièce, juste sous le tableau.Il a dit, "Le but de l'exercice est très simple — vous représentez tous des citoyens du pays. Et chacun de ces citoyens a une seule chance de devenir riche, et de monter à la classe sociale supérieure.""Pour monter à la classe sociale du dessus, tout ce que vous avez à faire, c'est de jeter votre boule de papier dans la corbeille tout en restant assis à votre place."Évidemment, tous les élèves du dernier rang ont commencé à se plaindre, et un brouhaha a commencé à monter du fond de la classe. "C'est injuste !" En effet, ils arrivaient à peine à voir où se trouvait la corbeille, et ils étaient bien conscients que les élèves en face d'eux avaient un gros avantage sur eux.Chacun a lancé sa boule, et — comme on pouvait s'y attendre — la plupart des élèves du premier rang ont réussi à mettre leur boule dans le panier improvisé (mais pas tous)... Au dernier rang, seuls quelques élèves particulièrement adroits réussirent à atteindre la corbeille.Le prof a rétabli le calme dans la classe, puis il a dit, "Plus vous étiez proches de cette corbeille, plus vous aviez de chances d'y parvenir. Voilà ce que c'est que le privilège social. Vous avez remarqué que les seules personnes qui se sont plaintes de cette injustice se trouvaient dans le fond de la classe ?""D'un autre côté, les élèves du premier rang étaient moins susceptibles d'être conscients de leur chance, du privilège énorme qu'ils avaient. Tout ce qu'ils voyaient, c'était les cinq mètres qui les séparaient de leur objectif.""Votre devoir — en tant qu' élèves qui êtes en train de recevoir une éducation — c'est d'être conscients de votre privilège car vous êtes, tous, des privilégiés.Vous devez utiliser ce privilège, appelé "éducation" pour faire de votre mieux pour accomplir de grandes choses... tout en défendant et en aidant ceux qui se trouvent dans les rangs derrière vous. "